jeudi 22 mai 2008

A-mi-chemin

[Ecrit aux dernières vacances, mais avec le concours...]


La valise atterrit à côté d’un jeune de mon âge. Celui-ci est moins mon soucis que celle-là. Je la hisse dans ce qu’on appelait autrefois un filet à bagage, mais le danger de l’Orient express ou l’effritement poétique du Paris-Rome n’étant plus, elle atterrira sur une plaque en verre – moins filet à provisions, plus grand comptoir. Par transparence on peut apercevoir la doublure rouge de mon manteau, assortie à la valise, en camaïeu avec le train. Une petite contorsion pour relancer la ceinture en tissu qui pendouille, et un cambré pour retrouver l’équilibre et s’affaler à sa place. Triturer son sac, le poser à ses pieds, le reprendre pour trouver le billet, le reposer par terre et tenter de le faire glisser sous le siège, le faire pivoter pour qu’il entre plus facilement dans le sens de la longueur. Suspendre ses gestes. Puis régler l’inclinaison du siège, mon prédécesseur ayant visiblement confondu transat et siège. Et puis soudain, il n’y a plus motif à s’agiter. M^me plus prétexte. Je prends l’air absorbé de celle qui s’est déjà soustraite au vacarme turbulent du départ – la contenance de celle sui fait tapisserie. Un sac passe au-dessus de ma tête, une main a failli me tirer les cheveux en s’appuyant contre l’épaule du siège. Les gens se parlent au-dessus de vous et leur corps plus encombrant que leurs bagages empiète sur l’espace qu’un bout de papier vous a octroyé ; tant que le train n’est pas parti, vous restez dans l’attente que la file cesse. Comme au théâtre où le public mal installé et jacassant se trouve de poule réduit à faire la carpe, les voyageurs se trouvent à leur place quand le train démarre. Un pan de mon œil – un pan seulement puisque avec les voyageurs parqués le cloisonnement des gens a commencé – note des mains qui glissent le long de la tablette sur le siège avant, sur le point de la déplier et la replace. L’autre la rejoint et elles s’étirent – involontairement l’œil remonte le long des avant-bras. Un regard aussi peu discret qu’indiscret grappille des lèvres charnues, entrouvertes, ébahies de stupidité. Des lèvres indécises qui fixent un passager puis l’autre, sans tressaillir, murmurer, ni se fermer. Il n’a pas l’air aidé, le pauvre garçon. Jugement sans appel. J’ai le mépris condescendant facile ces derniers temps. Après quelques regards haineux adressés à la nuque d’un pianiste de téléphone et quelques manipulations de sac de pure oisiveté, je me décide à sortir le polycopié sur la colonisation. Et un stabilo bleu – qui n’a pas beaucoup servi depuis Ovide. Le processus de déculturation en Algérie avance à un rythme soutenu, ce qui n’est pas vraiment le cas de ma lecture. Le pianiste entame un duo, le conducteur ses instructions et informations pour rejoindre le wagon-bar, la môme d’à-côté, un film et ma patience. Prête à médire sur le compte d’une fan de Harry Potter pour le plaisir d’une anacoluthe. Allez, littéraire de mes deux, un peu de rendement, - souligne, stabilote, droit tant qu’à faire. Entre la lecture et la noyade des points phares (il y a toujours un point phare qu’on s’empresse d’éclairer au fluo), des instants de flou. Un mouvement à ma gauche aboutit à faire apparaître un magazine. Sûrement de foot. La curiosité est cependant plus forte que le mépris. Sciences humaines. Mon mépris en prend un coup. Il multiplie même les courbettes pour faire place à une estime un peu trop soudaine pour ne pas être au moins au début une forme d’excuse – et de sauvegarde d’amour-propre. Les lèvres ne me parlent pas autant qu’un magazine. Pauvre idiote avec tes réflexes de khâgneuse. Tu condamnes les apparences, mais imprimées sur un papier glaçant, elles font jurisprudence. Les pages se tournent à gauche tandis que de mon côté je retourne péniblement mon poly relié d’un côté puis de l’autre, avance rapide et retour en arrière avec arrêt sur image, toujours la même double page écartée, d’un côté puis de l’autre, comme un steak qui refuserait de cuire. C’est à point nommé que la politesse crue de mon voisin vient assaisonner mon manque de motivation flagrant. En Terminale ?non, quelques deux ans de plus. Ah bon, c’est que c’est ce qu’on vient de faire, j’ai vu Abd-el-Krim. Et moi j’ai vu Nietzsche. On voit qu’on est vachement à ce qu’on fait. La conversation s’engage. Enfin non, nounous engageons dans la conversation. Il n’y a pas cet effet mécanique et impersonnel de la forme réfléchie. Seulement la matière de l’apostrophe. Pas de distanciation par les poses articulées, la proximité l’empêche, tandis que le rejet premier prévient toute dégradation en promiscuité. Des a priori contrariés : il n’y a peut-être pas de bases plus saines. Pas d’envie de plaire, juste se plaire à échanger nos vies. Un Terminale S qui, lorsque je lui dis khâgne me demande si je suis en classique. Et moi de lui avouer que maths sup n’est pas ma spé et que je suis à des années-lumière des classes étoiles. Il rit simplement. Les noms des grandes prépas parisiennes fusent dans notre conversation comme les hauts lieux d’un monde commun. On rêve de croisades sous les bannières d’Henri IV et de Louis-le Grand ; j’essaye de lui expliquer les mythes au quotidien, mais le mythe ne se raconte pas, il se répète et varie, se déforme. A juxtaposer ces lieux communs contradictoires, il se fera une idée de lui-même. Du travail, certes. Pas besoin d’enfoncer le clou. Ni le sandwich que je viens de sortir et sur le quignon duquel je scande mes hésitations. Les formules restent mathématiques, assez d’affinités et mon appétit se porte bien. Je mange et nous parlons. On sème des idées, lui des sourires et moi des miettes. Je ne m’étouffe même pas pour pouvoir répondre plus vite. Les silences sont déjà comblés par l’incessante vie du wagon – il n’y a pas de tour de parole, seulement de roues. Pas de question pour dresser la fiche-type – je me suis déjà trompée pour le cataloguer- chacun a dessiné une porte à sa monade et l’a ouverte en même temps, un instant pour renouveler l’air. Pas de chansons préférées, des sœurs venues en comparaison, peut-être même après les contrôleurs. Il finit ce que je prends à peine la peine d’identifier comme des sandwichs aux cornichons. Je ne les ai pas vus sortis du sac ; ma part de gâteau au chocolat a disparu sous mes paroles. Il tourne la tête vers la fenêtre (parce qu’il en a envie. Comme une évidence. Il ne se donne pas une contenance, ne cherche pas l’inspiration ni à me fuir. Je ne cherche pas à m’abîmer dans la contemplation de la tablette grise devant moi – grise par habitude, d’ailleurs, je ne me souviens plus de sa couleur – et laisse ma tête dans le même angle. A la place de son visage, il y a de courtes boucles noires, avec un peu de gel auquel colle ma première impression. L’échange reprend, si tant est qu’il ait jamais été interrompu – souple, lâche, ponctué de silences et d’accents, haché de reprises et vivant de pauses rebondissantes, souples, lâches… Des phrases affirmatives côte à côte, séparée par un accoudoir. Chacun à sa place, mais en regardant dans la même direction. Deux monologues qui s’entendant. Qui s’étendent.

[ On arrive bien à 16h05, je te fais confiance. Il textote ma vérification de moins une minute].

Il reste dix minutes. Il sourit ; ses lèvres trop épaisses s’écartent et ses yeux rentrent en scène. Ils sont souriants, tournesols riants. Des épingles qui attendant tranquillement sur le pique aiguille que la couturière porte au poignet (montre d’un temps bientôt passé) et des filaments Van Gogh. Jaune, orange et caramel – quoique ce ne soit pas l’odeur de son parfum. Mais la couleur de son pantalon. On rit de toutes ces filles en slim, des HEC fashion, de ces filles en slim avec leur sac à main Longchamp. On rit avec l’assurance de ceux qui ont d’indémodables Eastpack. Des Longchamp en cours. Elles le portant toutes là. La surprise de l’œil aiguisé désigne le creux de son coude. On rit franchement. « Au fait je ne t’ai même pas demandé ton nom ». Pierre. Simple te reposant comme le minéral – pierre. Je me sens presque idiote de cette question : Pierre, Paul, Jacques… Il sort trop tôt ses bagages et je le suis. Un gamin derrière moi annonce à sa mère qu’il ne peut pas avancer parce qu’il y a un monsieur devant lui. C’est une dame, le corrige sa mère. La dame sourit ; le monsieur lui va très bien. Il a deux sacs qui étoffent son buste et font paraître ses jambes encore plus grandes que ce que suggérait déjà leur aspect recroquevillé d’araignée repliée.

Le train met un peu de temps à arriver. Je ne dis plus rien parce qu’il est déjà parti et le môme derrière persiste dans son excuse « Mais je croyais que c’était un monsieur, maman. » La mère veut que ça finisse. Moi pas forcément. Avant de descendre, on se sépare, enfin il nous sépare d’un « Bon courage » que je rends mutuel. Les sacs. Le marchepied. La valise. Les escaliers. Le hall. La sortie. Ma correspondance dans vingt minutes. Et d’une à l’autre, ses parents en chauffeur de taxi. Je roule mon hésitation d’une porte vitrée à l’autre et m’appuie sur ma valise. Il ne se retourne pas – il n’a aucune raison de se retourner. Lui demander son adresse mail ? Pour que l’échange se tarisse et avoir la météo de Clermont-Ferrand ? Je ne pense pas vraiment à cela sur le moment. Une longueur de valise. Je sors un crayon à papier et une feuille de brouillon que je pie et glisse dans ma poche. Je traîne mon déambulateur de grande indécise pour être dans l’axe de la porte vitrée. Il n’y a plus personne. Alors je composte le billet de ma correspondance et avant de pleurer le retour de la poste restante, je me souviens de la double page à laquelle son magazine est resté ouvert pendant qu’on discutait. La mémoire, Bergson et Nietzsche. Il faut oublier pour se souvenir. En chapô, en bas, en haut-de-caste rouge. Il faut oublier pour réinventer. A l’encontre, à l’envers et à l’endroit, je veux des rencontres, des malgré moi. Sourire. Des souvenirs. [Et des moi(s)].