lundi 15 février 2010

Précipité au ralenti

Crasseuse, tiède des draps, je pénètre dans la rue par effraction. Elle est incapable de réaction, humide seulement, et engourdie. Je la piétine paisiblement, perversement. Je ne suis pas Rimbaud, elle ne se réveille pas, l'aube n'habite pas à l'adresse indiquée par la vie de passage. Seule l'absence de luminosité suffisante sauve le temps du gris. Mes talons suspendus au-dessus des marches grinceuses m'affirment à présent au monde assourdi. La boulangerie n'est qu'un prétexte en ce dimanche qu'on aurait du mal à qualifier de dominical, tant la léthargie bourgeoise et la liturgie catholique, qu'évoque l'adjectif sont irréelles dans cette banlieue d'Ivry. Les tours d'habitation ne sont pas envahies par le repos des travailleurs, seulement peut-être par l'attente jamais entamée (comme une conserve de foie gras, périmée avant qu'on ait surmonté le prestige de sa rareté) de lendemains qui ne soient pas identiques aux semaines passées. L'agitation de la semaine s'est précipitée dans les ramures des arbres immobiles. Le mauvais jour est pris dans les branches, figé dans sa réaction, le monde ne se réfracte que par l'œil qui le contourne, fait tourner entre ses doigts la transparence marbrée du tube à essai. Je croque une chouquette aplatie et vide comme le monde. Lentement, je le mets en mouvement : les arbres qui entourent un bassin sans eau ni sel entament pour moi leur ronde, je les encourage en esquissant quelques pas baroques. Mais ce n'est pas à moi de leur faire la cour, et je me refuse à l'allégresse de la danse. J'en ai quelques remords pour le gardien du jardin qui n'a même pas quelques corbeaux pour prétendre à la mélancolie. Il est posé plus que posté dans sa petite maison de garde-chasse, inutile et fidèle. Absurde et noble, à l'image de son jardin public, avenant comme une propriété privée, avec sa grille ouverte et son panneau d'affichage nu, incompréhensif de l'univers au creux duquel il se niche, comme un aristocrate bienveillant et généreux envers ses dissemblables. Pas hautain pour un sou, il reste étranger. Les bosquets et les statues classicisantes sont une pauvre offrande au réalisme socialiste, le jardin enclos est un ailleurs de la ville. J'en sors comme on ferme une parenthèse incongrue, et rentre dans la rue. J'imagine par la fenêtre les deux boulangères grosses sans être joviales, entame la baguette goûter la pâte du décor urbain. Croustillante comme le verre du tube à essai qui se casse, la croûte se ramollit bientôt, mie terreuse et non plus terrestre, j'use ma salive. Un rond vert, un piéton, une roue de vélo, une voiture, solidement ancré dans le quotidien. Une dernière réplique d'étrangeté, avec le café de la gare, ancienne demeure bourgeoise qui semble maintenue en place uniquement par les fils électriques qui s'y accrochent. Au moindre coup de vent, la fiction du « salon de thé » à l'étage s'envolerait avec le store sur lequel elle est inscrite, entre « restaurant » et « café » sur les autres fenêtres. Les odeurs d'un kebab déjà ouvert dispersent les fantômes de femmes sans beauté ni laideur ni âge, tandis qu'une sans raison fixe, mais de chair et d'os, gueule sa vulgarité. Je croque du bout des lèvres un grain de sucre pour conjurer le juron. La rue s'ébroue, se dégage de sa gangue d'immobilisme, de ma fascination. Le monde peut continuer à tourner sans moi, j'y consens, j'ai vérifié son in-indifférence : il s'est pétrifié sous mon regard en attendant que je l'embrasse, ne sachant pas si je le ferai, ni si c'est ce que j'avais en tête. Refaçonnée au contact du froid, je retourne sans façons dans les draps de celui que j'ai négligé, dont j'ai un temps omis l'existence, oublié, comme maintenant les rares chouquettes épargnées sur la table. Je précipite son réveil pour être saisie à mon tour.