dimanche 27 décembre 2009

Co-naître

Une pléiade d’Apollinaire sous le papier cadeau, on attendait de fêter l’anniversaire du Vates. Melendili s’amusait d’avance de l’air que prendrait le visage du Vates, devinait ses mots ou davantage (dans la mesure où ce genre de situation ne laisse pas une grande latitude d’originalité dans l’expression – mais ce n’est que justice, les autres se sont heurtés à la déclinaison des « bons » ou « joyeux » anniversaires et ont signé leur capitulation sur la carte commune), ses intonations : « C’est amusant, quand on commence à connaître quelqu’un, on devient capable d’imaginer sa réaction. »

Je mets des guillemets quoiqu’il soit évident que je ne me souvienne plus des paroles exactes. Peut-être était-ce plutôt : « J’imagine déjà sa réaction, c’est qu’on commence à le connaître ». Mais aussitôt surgirait le ton de la farce et on attendrait de l’individu en question qu’il se livre, en bon histrion, au comique de répétition. On ne nous la fait pas, celle-là. Ce n’est pas ça. Ce n’est pas qu’il soit devenu prévisible, c’est qu’à force de le côtoyer, on est devenu familier de certains gestes : le regard au ciel qui serait d’un mépris total si l’on n’avait pas appris à y lire une indifférence appuyée, rendue manifeste ; le sourire en retrait, presque renfoncé, lorsque la gêne rend sa joie timide ; sa mèche triturée lors des explications de texte au tableau ; les poings fermés, agités au niveau des épaules, qui font des yeux fermés et de la bouche ouverte une mimique de délire ; le petite cuillère en suspends, dirigé vers l’interlocuteur, parce que tu vois, quoi, voilà.
Ces récurrences, jamais vraiment repérées mais dont le motif s’est imprimé par répétition, n’ont rien de tics. Elles expriment plutôt une manière d’être, celle-là même par laquelle Melendili imagine sa réaction, donne corps à des mots abstraits, les entoure d’une intonation, d’un rythme, d’une attitude et de gestes qui leur ôtent toute banalité ; soudain incarnés, ces mots n’ont plus rien d’impersonnels. A partir des échos du quotidien, on a inconsciemment conçu le code qui les sous-tend, émis l’hypothèse d’une personnalité, qui en rende les manifestations cohérentes. C’est ainsi qu’on imagine la réaction du Vates, en élaborant les suites de cette personnalité probable, quand bien même on ne l’a jamais vu déballer la pléiade d’Apollinaire (encore heureux, me direz-vous, il ne manquerait plus qu’on offre des doublons). On commence à connaître le Vates, dont la personne nous est devenue proche, et que l’on devine (imagine sans prévoir) à demi – un ami, véritablement.

Alors que l’anniversaire du Vates est passé depuis longtemps, qu’on a même eu le temps d’en laisser passer un autre, et de rattraper le suivant, la réflexion de Melendili est revenue flotter dans les parages éclairés de ma mémoire (une pensine pleine de sombres recoins où j’oublie de faire le ménage). Peut-être parce que d’autres gestes ont entrepris de s’imposer tranquillement par leur écho : des mains aux articulations ralenties comme par des gants trop neufs ; des saccades brèves et discrètes sur le côté quand ses yeux plissés de manga suppléent à la phase silencieuse du rire ; des traces d’accent dans ses récriminations et les fins de phrases avalées p’tacouffin, les lèvres se sont déjà relevées d’un seul côté, les fossettes entraînées par l’onde du sourire. Je commence à le connaître, je repense à la phrase de Melendili, puis à Melendili. A sa façon de râler sans jamais se plaindre ; de sourire très finement sous ses mains, les doigts autour des lunettes, qui maintiennent ce masque d’observation, derrière lequel elle attend la réaction à la pique qu’elle vient de lancer ; de se lancer contre le dossier de sa chaise avec un soupir boudeur, les bras croisés s’il n’est pas encore temps de picorer du bout des doigts les miettes à côté du thé qui finit de refroidir ; de tourner la tête avant les yeux, qui eux-mêmes précèdent le balancier des boucles d’oreille ; de faire son sourire de lutin. Je repense aussi aux accrocs qu’il y a dans cette reconstitution, à toutes les fois où j’ai été surprise d’une réaction, quoique je ne m’en souvienne d’aucune en particulier – einmal is keinmal, elles ne se sont pas reproduites, ou alors le retour en a émoussé la brusquerie et elles ne se sont tout simplement pas réitérées comme surprises. Rien de décevant ou d’inespéré. Des riens si peu Melendilesque dans l’esprit (l’adjectif du prénom me démange mais pas sur le net), non-conformes à la personnalité que j’avais reconstituée, oubliant que ce n’était qu’une postulation.

Alors je revois aussi ma surprise quand Palpatine a ôté son chapeau la première fois et qu’il y avait des cheveux en-dessous, tout à fait normal, mais qui changeaient complètement le visage qu’il y avait encore en-dessous, si bien que je ne savais plus ce qui m’était le plus étranger, des sushis que je mangeais ou de celui avec qui je les mangeais ; mon étonnement devant son attitude si droite dans la rue, presque raide, oubliée devant la télé, affalé ; en surprenant son profil méditerranéen, beaucoup plus âgé, au cinéma. Les 24 images/seconde m’impressionnent moins que ce kaléidoscope : malgré la découverte du retour de chacune de ses configurations (comme les passages périodiques quoique d’intervalles très grands d’une comète), sa complexité demeure irréductible (pas de thème astral, tout au plus puis-je repérer certains thèmes et variations dont je sais qu’ils se rapportent à une seule personne sans en reconnaître l’identité).

Les réactions surprenantes de Melendili ou les images fragmentaires de Palpatine sont autant d’éléments d’une anamorphose dont je ne connais pas l’origine et que je ne pourrai jamais qu’approcher, même asymptotiquement, à tâtons, en me déplaçant d’un point de vue à un autre, en réfléchissant ces éléments de diverses façons. Autour de la phrase de Melendili s’articulent des réflexions qui convergent, lumineuses enfin ; s’agrègent de multiples souvenirs ; se rassemblent des personnes dont je peux dire qu’elles sont toutes quelqu’un (et il n’y en a que quelques-unes de telles), pour qui j’éprouve un attachement, une tendresse aussi violente qu’un déracinement, une compassion impitoyable (le Mitgefühl dangereux de Zweig, essentiel de Kundera).

En imaginant la réaction du Vates, on commence à le connaître, elle a raison. A le connaître comme quelqu’un d’irréductible à un schéma et dont on sait par conséquent qu’on ne le connaîtra jamais, aussi infailliblement qu’on le reconnaîtra, c’est-à-dire aussi infailliblement que l’on reconnaîtra les traits que l’on a déjà élucidés. On commence à le connaître, cela signifie que l’on accepte d’évoluer à ses côtés, de co-naître à tout instant, sous des formes imprévisibles. On n’aimerait donc jamais personne, mais seulement des qualités. (On répète Pascal, mais lui-même nous a enseigné que pour comprendre un auteur, il faut en accorder les passages divergents. Je n’ai pas l’oreille musicale, aussi je garderai à l’esprit que la vérité n’est que partiellement touchée par chacun de nous et ferai la sourde oreille à la première partie de son aphorisme - je ne le trahis que pour lui être fidèle). On n’aime jamais que des qualités. Peut-être. Sûrement, même : celles qui laissent apercevoir un jeu de possibles fascinant. On n’aime jamais personne, seulement quelqu’un.

1 commentaire:

Cosmic Elopement a dit…

Oh !

*touchée, coulée*